"Du côté de ma mère", on est pas épargné. Ma mère, d'abord. La douleur, la souffrance, la haine de la vie jusqu'à vouloir mourir une fois, deux fois, trente fois. Jusqu'à mourir pour de bon. Pour de mal. Laisser deux enfants, un mari, des sœurs, des parents, des amis... parce qu'on a pas su les aimer, parce qu'on n'a pas su s'aimer, parce qu'on n'a pas pensé, pas voulu, pas essayé. Que sais-je ?
Et puis, l'enfance magnifique malgré tout... Grâce à un grand père magnifique et grandiose. Un grand-père pour de vrai, même sans l'intermédiaire d'une mère. Sa fille morte l'a peut être obligé à nous aimer encore plus fort parce que "la mort, ça rend l'amour obligatoire". Tout cet amour nous a sauvé, je pense. Les roses dans le jardin, la balançoire, les framboises et ses statues de pierre bleue, trônant humblement et superbement au fond du jardin... tout ça nous a laissé des souvenirs en pagaille sur lesquels s'appuyer en cas de doutes. Si le bonheur a existé, il peut revenir, encore.
L'enfance a passé et les piliers se sont effondrés. Le pilier. Le grand-père. Mort. La mort est injuste, oui. Elle prend trop tôt ceux qui voudraient rester et laisse en salle d'attente ceux qui voudraient y aller. La mort n'a pas de bon sens. Aucun. La mort est une conne de première classe.
La famille se disloque. On ne peut pas se demander "pourquoi", on ne le sait que trop bien. "La mort rend l'amour obligatoire", mais pas toujours. Les sœurs se déchirent. La maison nous échappe et avec elle, les souvenirs, les framboises, la balançoire, les statues. Plus tard, je ferai des études d'histoires comme pour mieux comprendre encore l'importance du patrimoine mémoriel. Mon patrimoine mémoriel à moi a été violé, sans vergogne, sans raison, sans regret. Je n'avais déjà pas de mère, je n'en ai même plus le souvenir. Je n'avais plus de grand-père, j'en ai perdu la trace. On pleure un peu et on grandit sur ces ruines. Tant pis. Et la vie va...
Encore une mort. Encore choisie, voulue, attendue. Ma cousine. Ma cousine lointaine et fragile. Quand j'étais petite, c'était ma "grande cousine", celle qui me sermonnait gentiment pour que je sois plus douce avec le chaton. Celle qui ne parlait pas beaucoup. Celle qui s'était fait mordre par un chien et qui en gardait les cicatrices au visage. On est devenues adultes sans trop penser l'une à l'autre parce que la distance, la timidité, la vie qui nous emmène ailleurs. A l'aéroport, pour son départ au Sénégal, j'étais là. Je lui ai dit "on ne se voit pas beaucoup mais je voulais te dire au revoir" et elle m'a répondu "c'est pas grave qu'on ne se voit pas beaucoup. L'important c'est que tu sois là". Depuis ce jour, je n'ai plus souvent été là. Et elle est morte. La dernière fois que je l'ai vue, c'était au dessus du berceau de Capucine. Je suis heureuse qu'elles se soient vues. Parfois, je me dis que la douceur de ma cousine a forcément touché ma fille. Ça me rassure. "La mort rend l'amour obligatoire" mais c'est parfois trop tard.
La mort, toujours. Choisie, encore, toujours. Mon cousin. Mon cousin, si proche. Mon cousin... Cet échalas osseux, noueux, ébouriffé. Sa gueule toute cassée et son regard bleu. Ses mains sales de travail. Sa force. Sa fragilité. Notre adolescence à se chercher, à se trouver, à se perdre. Mon cousin si proche, si proche... et puis si loin, plus loin encore qu'il est possible de l'être. Sa mort comme une sentence, comme un couperet. Sa mort en guise de point final à tout ce qui n'aura pas été dit et qui ne le sera jamais, à tout ce qu'il aurait fallu s'expliquer, se faire entendre. Sa mort et tous les regrets du monde. J'aurais aimé l'aimer au moment où il en avait besoin. Je n'ai su qu'aimer l'homme fort. J'ai laissé tomber l'homme faible. Ça n'aurait peut être rien changé... Mais "la mort rend l'amour obligatoire", parfois a posteriori. Et cet a posteriori est triste à mourir. Triste à vivre, aussi.
Tout autour de mon cousin et de sa mort, le monde s'est écroulé depuis déjà. Il n'y a plus de patriarche. Il n'y a plus de fratrie. Il n'y a plus de maison familiale où se retrouver quand on ne sait plus où aller. Il n'y a plus que l'incertitude des relations ? Non. Il y a l'amour, plus que jamais. Et la certitude qu'il faut le vivre. Il y a l'amour dans tous les sourires qu'on échange. Il y a l'amour dans tous nos gestes tendres. Dans toutes nos envies de se voir, dans tous nos repas conviviaux, dans nos rires même pas forcés. Cette famille malmenée, traversée de courants d'air, comme autant de silence sur ce qu'est la difficulté de vivre, cette famille-là tout à la fois combative, combattante et combattue, simple et grande, humble et fière, triste et heureuse, cette famille-là c'est la mienne et j'en suis fière. Il y aura toujours plus d'amour que de mort. Il y aura toujours plus de sourires que de larmes. Il y aura toujours plus d'avenir que de passé. Je sais que ce cocon familial peut sembler bien dérisoire, bien miteux, bien fourbu et mal en point... pourtant c'est dans ce cocon familial que je me sens capable de tout, portée par son amour et son indéfectible confiance en la personne que je suis. Si parfois je suis celle que je rêve d'être, c'est grâce à cet amour là, fort de tous ses drames. Si parfois je n'y arrive pas, c'est malgré lui, qu'on se le dise.
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